Le 10 juillet 1985, une explosion secoue le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Le navire Rainbow Warrior, fleuron de Greenpeace, sombre en quelques minutes. À bord, le photographe Fernando Pereira trouve la mort.

Rapidement, l’affaire prend une ampleur inattendue. L’enquête locale révèle que le sabotage a été organisé par les services secrets français, la DGSE. La cible n’était pas un ennemi militaire, mais un bateau militant opposé aux essais nucléaires à Mururoa.

Ce scandale va devenir une affaire d’État. Il met en cause le gouvernement de François Mitterrand, fragilise la diplomatie française et révèle au grand jour les méthodes clandestines d’un pays qui se présentait comme une démocratie exemplaire.

La France nucléaire et Greenpeace face à Mururoa

Au milieu des années 1980, la France poursuit ses essais nucléaires dans le Pacifique, sur l’atoll de Mururoa en Polynésie française. Ces tests sont présentés comme indispensables à la force de dissuasion. Pourtant, ils suscitent de vives critiques internationales. La pollution radioactive, le secret militaire et l’absence de consultation des populations locales nourrissent un sentiment d’injustice et de colère.

Face à cette politique, Greenpeace devient l’un des acteurs majeurs de la contestation. L’organisation écologiste dénonce les risques environnementaux et humains liés aux essais. Ses militants choisissent l’action directe et la médiatisation : bloquer des navires, s’interposer physiquement et attirer l’attention de l’opinion mondiale.

Le Rainbow Warrior, navire amiral de Greenpeace, incarne cette stratégie. En 1985, il prépare une campagne dans le Pacifique pour perturber les essais français. Son arrivée en Nouvelle-Zélande est accueillie comme un symbole : celui d’une lutte pacifique contre une puissance nucléaire, et d’un petit pays qui se proclame zone exempte d’armes atomiques.

C’est dans ce contexte de tension croissante entre l’État français et les militants écologistes que se noue l’affaire. Pour Paris, empêcher le départ du Rainbow Warrior devient un objectif stratégique. Pour Greenpeace, au contraire, il s’agit d’affirmer que même une grande puissance doit rendre des comptes.

Le sabotage du Rainbow Warrior

Dans le plus grand secret, la France décide d’empêcher le Rainbow Warrior de rejoindre le Pacifique. L’opération est confiée à la DGSE, les services secrets français. Officiellement baptisée « opération Satanique », elle prévoit de neutraliser le navire amiral de Greenpeace directement dans le port d’Auckland.

Le 10 juillet 1985, deux plongeurs de combat posent des charges explosives sous la coque du bateau. La première bombe, placée près de l’hélice, doit endommager le navire et forcer l’évacuation de l’équipage. La seconde, positionnée près de la salle des machines, est destinée à achever le travail et couler le bâtiment.

À 23 h 38, la première explosion retentit. Les marins tentent de s’échapper dans la confusion. Quelques minutes plus tard, la seconde charge déchire la coque. Le Rainbow Warrior sombre en moins d’une minute. L’équipage parvient à évacuer, sauf le photographe Fernando Pereira, resté à bord pour récupérer son matériel. Pris au piège dans sa cabine, il se noie.

Pour la France, le sabotage devait être une opération rapide et discrète. Mais la mort de Pereira change tout. L’action ne ressemble plus à une simple neutralisation, mais à un attentat mortel. Le scandale est désormais inévitable.

L’enquête et les révélations

Dès le lendemain du sabotage, la police néo-zélandaise ouvre une enquête d’envergure. Très vite, la piste criminelle est confirmée : les explosions ne peuvent être que l’œuvre de plongeurs professionnels. Le meurtre d’un civil renforce la pression médiatique et politique sur Wellington.

Les premiers indices proviennent de témoins qui ont remarqué un camping-car suspect près du port. À son bord, un couple se faisant passer pour des touristes suisses : Sophie et Alain Turenge. Rapidement identifiés, ils sont arrêtés. Leur attitude et leurs faux papiers éveillent les soupçons. En réalité, il s’agit de deux agents de la DGSE, Dominique Prieur et Alain Mafart.

L’enquête révèle aussi l’existence d’un vaste réseau logistique. Plusieurs équipes de la DGSE avaient été déployées en Nouvelle-Zélande pour préparer le sabotage : repérages des lieux, acheminement des explosifs, plan d’exfiltration. Mais la précipitation et une série d’erreurs banales – plaques d’immatriculation relevées, hôtels mal choisis – permettent aux enquêteurs de reconstituer la chaîne des événements.

La thèse d’un sabotage commandité par Paris devient alors évidente. Pour la Nouvelle-Zélande, l’affaire n’est plus un simple crime : c’est une attaque sur son territoire, menée par un État étranger, et qui a coûté la vie à l’un de ses hôtes.

Crise politique et scandale d’État

À Paris, l’explosion du Rainbow Warrior provoque un séisme politique. Officiellement, le gouvernement français nie toute implication. François Mitterrand, alors président, se montre silencieux et laisse son Premier ministre Laurent Fabius dans l’ignorance. Pendant plusieurs jours, la version officielle reste celle d’un simple accident ou d’une manipulation orchestrée par Greenpeace.

Mais les révélations de l’enquête néo-zélandaise et la presse internationale forcent la France à réagir. La capture des agents Prieur et Mafart, présentés comme de simples « touristes », devient impossible à dissimuler. Le mensonge d’État se fissure.

Pour calmer la crise, Mitterrand confie à Bernard Tricot, conseiller d’État, la rédaction d’un rapport interne. Celui-ci conclut que la DGSE n’est pas impliquée. Mais le document est rapidement perçu comme une manœuvre de diversion : la presse dénonce une dissimulation grossière. Le scandale éclate au grand jour.

La Nouvelle-Zélande accuse directement la France d’avoir commis un acte de terrorisme sur son territoire. Les relations diplomatiques entre les deux pays se tendent brutalement. À l’intérieur du gouvernement français, l’affaire divise et fragilise le Premier ministre, tenu à l’écart de la vérité. Peu à peu, la responsabilité politique de l’Élysée et du ministère de la Défense devient indiscutable.

Le sabotage du Rainbow Warrior n’est plus seulement une bavure des services secrets : il se transforme en crise d’État, révélatrice des zones d’ombre du pouvoir français et de ses choix nucléaires.

Jugements et suites de l’affaire

En Nouvelle-Zélande, Dominique Prieur et Alain Mafart sont inculpés d’homicide involontaire et de destruction criminelle. Leur procès attire une attention mondiale. En novembre 1985, ils sont condamnés à dix ans de prison chacun. Pour Wellington, c’est une manière de rappeler que la justice d’un petit État peut tenir tête à une grande puissance.

Mais rapidement, la diplomatie reprend le dessus. Sous pression de la France, un accord est conclu avec la Nouvelle-Zélande en 1986. Les deux agents sont transférés sur l’atoll de Hao, en Polynésie française, pour purger leur peine. En pratique, leur détention est de courte durée : Mafart est rapatrié en France dès 1987 pour raisons médicales, et Prieur est libérée en 1988 après la naissance de son enfant.

Cette issue provoque l’indignation. Aux yeux des Néo-Zélandais, la France n’a pas respecté ses engagements. L’affaire ternit durablement l’image de Paris dans la région et alimente la méfiance vis-à-vis de sa politique nucléaire.

En France, la crise laisse aussi des traces profondes. L’amiral Pierre Lacoste, chef de la DGSE, est contraint de démissionner. Charles Hernu, ministre de la Défense, doit quitter le gouvernement. Quant à François Mitterrand, il reste silencieux, mais son rôle dans la validation de l’opération est désormais un secret de polichinelle.

Le Rainbow Warrior devient ainsi le symbole d’une opération clandestine ratée, aux conséquences diplomatiques et politiques bien plus lourdes que ce que ses commanditaires avaient anticipé.

Héritage et mémoire du Rainbow Warrior

Le sabotage du Rainbow Warrior a profondément marqué l’histoire contemporaine. Pour Greenpeace, loin de constituer un frein, la tragédie devient un symbole. L’organisation gagne en notoriété internationale et incarne plus que jamais la lutte contre le nucléaire et pour la protection de l’environnement. Le sacrifice de Fernando Pereira est présenté comme celui d’un martyr de la cause écologique.

Sur le plan diplomatique, l’image de la France est durablement écornée. L’opération clandestine, perçue comme une agression contre un petit État pacifique, révèle un visage brutal d’un pays se voulant pourtant défenseur des droits de l’homme. Dans le Pacifique, cette affaire renforce les mouvements d’indépendance et de contestation des essais nucléaires français.

Au sein même de l’appareil d’État, le scandale laisse des cicatrices. La DGSE est contrainte de se réorganiser, ses méthodes sont critiquées et la chaîne de commandement mise en cause. La confiance entre le pouvoir politique et les services secrets est durablement fragilisée.

Trente ans plus tard, le Rainbow Warrior reste dans les mémoires comme l’un des scandales d’État les plus retentissants de la Ve République. Il continue d’alimenter débats, enquêtes et documentaires, rappelant que la vérité finit toujours par émerger, même face au secret d’État.